Lorsqu’on parle de la crise climatique, le dioxyde de carbone occupe généralement le devant de la scène. Pourtant, un autre gaz à effet de serre mérite toute notre attention : le méthane. Bien que moins abondant que le CO2 dans l’atmosphère, le méthane est un puissant moteur du réchauffement planétaire, avec un pouvoir de réchauffement 80 fois supérieur sur 20 ans.
Longtemps négligé, ce gaz issu principalement des activités agricoles et des énergies fossiles contribue déjà à près de 30% du réchauffement observé depuis 1750. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les scientifiques s’inquiètent d’une hausse fulgurante des émissions ces dernières années, susceptible d’accélérer le dérèglement climatique de façon incontrôlable.
Dans cet article, nous décrypterons le rôle méconnu du méthane dans la crise climatique. Qu’est-ce qui explique les récentes anomalies observées ? Quels sont les principaux secteurs émetteurs à cibler ? Comment s’attaquer efficacement à cette bombe à retardement ?
Qu’est-ce que le méthane ?
Le méthane (CH4) est le principal composant du gaz naturel. C’est un gaz naturellement présent dans l’atmosphère, issu de processus biologiques et géologiques. Incolore et inodore à l’état pur, il devient facilement inflammable lorsqu’il est mélangé à l’air.
Les sources naturelles de méthane incluent les zones humides, les termitières, la digestion des ruminants et certains environnements géologiques comme les fonds marins. Mais ce sont surtout les activités humaines qui alimentent la majeure partie des émissions actuelles. L’agriculture (rizières, élevage de ruminants…) est le principal secteur émetteur, suivie par les industries extractives de pétrole, gaz et charbon, avec les fuites et torchages.
Avant la révolution industrielle, la concentration atmosphérique de méthane oscillait autour de 700 parties par milliard (ppb). Mais avec le développement des activités humaines émettrices, ce niveau est monté en flèche, atteignant près de 1900 ppb en 2021 selon les données du GIEC. Cette hausse spectaculaire de 170% illustre l’impact considérable de l’Homme sur le cycle naturel du méthane.
Le méthane, accélérateur du réchauffement
Si le dioxyde de carbone est le gaz à effet de serre le plus abondant, le méthane est sans conteste le plus redoutable. En effet, sur une période de 20 ans, son pouvoir de réchauffement est 80 fois supérieur à celui du CO2 molécule pour molécule.
Cette puissance exceptionnelle s’explique par la structure chimique du méthane, qui absorbe particulièrement bien les rayonnements infrarouges. Le méthane possède également une durée de vie relativement courte dans l’atmosphère, d’une dizaine d’années en moyenne, contre des siècles pour le CO2.
Malgré des niveaux de concentration bien inférieurs au dioxyde de carbone, le méthane contribue déjà de façon significative au réchauffement climatique d’origine humaine. Selon les dernières estimations du GIEC, il serait responsable d’environ 30% du forçage radiatif total depuis 1750, juste derrière le CO2.
Cette part substantielle s’explique à la fois par la hausse rapide des émissions de méthane depuis l’ère préindustrielle, mais aussi par son pouvoir de réchauffement très élevé à court terme.
Au-delà de son effet direct sur le bilan radiatif terrestre, le méthane impacte le système climatique de multiples façons. En se dégradant dans l’atmosphère, il produit du vapeur d’eau, un autre puissant gaz à effet de serre, et du monoxyde de carbone, précurseur d’ozone troposphérique.
Le méthane réagit également avec les radicaux hydroxyles (OH), principal « puits » chimique éliminant de nombreux polluants. Une hausse du méthane réduit donc la capacité de l’atmosphère à s’auto-épurer.
Enfin, les interactions avec les particules d’aérosols et les changements de formation nuageuse induits par le méthane modifient le bilan radiatif terrestre de façon complexe.
Mais le pire est peut-être à venir. Les scientifiques redoutent l’émergence de « boucles de rétroaction positives » susceptibles d’accélérer la spirale du réchauffement climatique de façon incontrôlable.
En effet, le méthane n’est pas seulement un gaz à effet de serre, c’est aussi une source d’émissions supplémentaires lorsque le climat se réchauffe. Le dégel du pergélisol arctique et la décomposition accrue de la matière organique dans les zones humides pourraient ainsi libérer des quantités massives de méthane préalablement piégées.
De même, le méthan therrogénique issu des réservoirs géologiques marins et terrestres pourrait se déstabiliser sous l’effet de la hausse des températures.
Dans ces scénarios catastrophiques, la hausse des émissions de méthane engendrerait davantage de réchauffement, qui provoquerait à son tour des émissions supplémentaires, dans une réaction en chaîne auto-entretenue…
Une véritable bombe à retardement ?
En 2020, les scientifiques ont observé avec stupeur une hausse record de 15,1 parties par milliard (ppb) des concentrations de méthane dans l’atmosphère. Il s’agit du taux d’augmentation annuel le plus élevé jamais enregistré depuis le début des mesures dans les années 1980.
Cette anomalie spectaculaire a sonné comme un réveil brutal pour la communauté scientifique. Après une décennie de relative stabilisation, le méthane atmosphérique semble bel et bien reparti à la hausse à un rythme effréné. Un véritable signal d’alarme.
Selon une étude parue dans Nature menée par une équipe internationale, cette envolée s’explique d’abord par une diminution de la concentration en radicaux hydroxyles (OH) dans l’atmosphère. Ces molécules jouent un rôle crucial en détruisant environ 85% des émissions annuelles de méthane.
En 2020, la baisse temporaire des émissions de polluants (oxydes d’azote, monoxyde de carbone…) pendant les confinements liés au Covid-19 a eu pour effet pervers de réduire la production de radicaux OH. Une moindre quantité de méthane a donc pu être éliminée, gonflant sa présence résiduelle.
Mais ce n’est pas tout. Les chercheurs ont également mis en évidence un pic d’émissions naturelles issues des zones humides, particulièrement frappées par la météo clémente en 2020. L’accroissement des pluies et des températures dans les régions boréales et tropicales aurait catalysé l’activité microbienne productrice de méthane.
En effet, selon les modélisations, les émissions des zones humides auraient bondi de 6 millions de tonnes par rapport à 2019. Soit près de la moitié de la hausse observée.
D’autres facteurs semblent également entrer en jeu, même si leurs contributions respectives restent difficiles à quantifier précisément. La baisse des feux de végétation en 2020 par rapport à 2019 aurait pu réduire un peu les émissions. Mais des sources d’émissions manquantes, mal prises en compte par les inventaires, pourraient aussi expliquer une partie de l’énigme.
Quoi qu’il en soit, ces résultats sont une véritable bombe à retardement pour le climat. Ils suggèrent d’une part que les efforts de réduction des émissions de méthane actuellement déployés sont largement insuffisants. Mais surtout, ils mettent en lumière l’impact direct du réchauffement climatique lui-même comme moteur de nouvelles émissions de méthane.
Un cercle vicieux pourrait bien s’enclencher, avec davantage de méthane produisant plus de réchauffement, libérant encore plus de méthane… Une boucle de rétroaction complexe à intégrer dans les modélisations et qui appelle des mesures d’urgence radicales.
Réduire nos émissions de méthane : un impératif
Face à l’ampleur de la menace, les objectifs actuels de réduction des émissions de méthane apparaissent drastiquement insuffisants. L’Accord de Paris vise une réduction d’environ 30% d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 2020. Mais selon les experts du GIEC, il faudrait viser une baisse d’au moins 45% pour espérer limiter le réchauffement à +1,5°C.
De nombreux pays développés se sont fixés des objectifs plus ambitieux, jusqu’à -30% pour l’Union Européenne. Mais dans le même temps, les concentrations atmosphériques de méthane continuent d’augmenter inexorablement. Un constat alarmant qui souligne l’urgence d’actions radicales.
Le principal levier d’action réside dans la réduction des émissions agricoles. Responsable de près de 40% du total mondial, ce secteur dispose de multiples solutions à déployer rapidement :
- La gestion raisonnée des fumiers et résidus organiques
- L’adoption massive de régimes alimentaires plus végétaux
- La transition vers l’agriculture de précision et de conservation des sols
- Le développement de fermes verticales et de l’aquaponie urbaines
Des mesures réglementaires et financières incitatives devront cependant accompagner ces changements de pratiques dans la plupart des pays.
Autre secteur clé : les industries extractives d’énergies fossiles, qui émettent un tiers du méthane anthropique mondial. Ici, la priorité est de s’attaquer aux nombreuses fuites lors de l’extraction, du transport et de l’utilisation finale (torchage…).
La mise en place de réglementations drastiques, la généralisation des techniques de captage et de valorisation du méthane et l’élimination progressive du torchage constituent des chantiers urgents. Les compagnies pétrolières et gazières devront revoir en profondeur leurs process pour s’y conformer.
Pour accélérer ces mutations de l’ensemble des secteurs émetteurs, la piste d’une tarification mondiale du méthane fait son chemin. Comme pour le CO2, cette mesure économique permettrait d’internaliser les coûts environnementaux et sanitaires dans les prix, en rendant le méthane « payant à émettre ».
Différents mécanismes sont à l’étude : taxation directe, marché du quota d’émission, ajustement aux frontières… Un outil puissant pour orienter les investissements et faire émerger de nouveaux business models « methane compatibles ».
Mais au final, seule une gouvernance mondiale renforcée semble à même de relever le défi d’une réduction rapide et massive des émissions. Un Accord de Paris bis dédié spécifiquement au méthane, sur le modèle de celui de Montréal pour les CFC, fait l’objet de négociations ardues.
Un tel cadre normatif contraignant fixerait des objectifs de réduction par pays, secteur et horizons de temps. Il devra s’accompagner de transferts financiers et technologiques massifs vers les pays en développement, très dépendants des énergies fossiles et de l’élevage.
Conclusion
Face à la menace grandissante du méthane pour la stabilité du système climatique, l’heure est à la mobilisation générale. Les résultats inquiétants de l’année 2020 doivent sonner comme un réveil tonitruant pour l’ensemble des acteurs concernés.
Les défis sont immenses, à la hauteur des enjeux vitaux pour l’humanité. Il faudra dans un premier temps juguler au plus vite les sources d’émissions « facilement évitables » : les fuites de méthane des industries fossiles, le torchage, la mauvaise gestion des déjections agricoles… Autant de « petits ruisseaux » qui, pris séparément, peuvent déjà faire une différence substantielle.
Mais l’effort devra également s’attaquer aux racines profondes du problème. Cela impliquera de repenser en profondeur nos modèles agricoles et énergétiques, en accélérant les transitions vers des systèmes véritablement durables, circulaires et sobre en énergies fossiles.
Aux gouvernements de se saisir enfin de l’enjeu, en fixant un cadre normatif et financier ambitieux à même de provoquer les ruptures sectorielles nécessaires. Les attentes sont fortes pour un « Accord de Paris bis » entièrement dédié au méthane.
Mais chaque entreprise, chaque citoyen a aussi un rôle majeur à jouer. Des choix de consommation responsables, en privilégiant une alimentation moins riche en protéines animales par exemple, peuvent dès à présent faire levier. De même, militer pour un prix du méthane et dénoncer les fuites dans son secteur sont autant d’actions concrètes à valoriser.
Enfin, mieux comprendre les mécanismes complexes du cycle naturel du méthane constituera un enjeu scientifique crucial. Seule une recherche de pointe, mobilisant tous les moyens d’observation de la Terre, permettra d’affiner les projections et d’anticiper les risques de boucles de rétroaction autoalimentées.
Le compte à rebours est lancé. En agissant dès maintenant sur tous les fronts, il est encore temps d’éviter au méthane de devenir l’épicentre d’une nouvelle génération de catastrophes climatiques. L’avenir de l’humanité en dépend.